Bernard Arnault et LVMH : des milliards de dividendes sans impôts ?

En 2024, LVMH a annoncé le versement d’un dividende de 13 euros par action, soit près de 6,5 milliards d’euros au total. Pour la famille Arnault, qui détient 49% du capital du groupe de luxe, cela représente un jackpot de 3,187 milliards d’euros. Une somme astronomique qui pose une question dérangeante : combien cette fortune paie-t-elle réellement d’impôts ?

Cette problématique n’est pas nouvelle, mais elle prend une résonance particulière à l’heure où l’économiste Gabriel Zucman dénonce publiquement le système fiscal français comme « un paradis fiscal pour milliardaires ». Selon ses calculs, Bernard Arnault aurait perçu environ 3 milliards d’euros de dividendes LVMH en 2024, théoriquement soumis à un prélèvement forfaitaire de 30%. En théorie, il aurait donc dû payer 900 millions d’euros d’impôts. En réalité, selon l’économiste de Berkeley, il n’a payé « de l’ordre de zéro ».

Le mécanisme des holdings : un report d’imposition, pas une exonération

Pour comprendre cette apparente anomalie, il faut distinguer entre report d’imposition et exonération fiscale. La famille Arnault ne perçoit pas directement les dividendes de LVMH. Ces derniers transitent par un système de holdings, principalement la Financière Agache, qui détient 48% de LVMH et 63% de ses droits de vote.

Cette structure fonctionne comme un « super-PEA » pour milliardaires. Tout comme un épargnant qui reçoit des dividendes sur son PEA sans être immédiatement taxé, les holdings bénéficient du régime mère-fille qui exonère 95% des dividendes reçus. Seule une quote-part de 5% est soumise à l’impôt sur les sociétés au taux de 25%, soit un taux effectif de 1,25%.

Mais attention : cette exonération ne vaut que tant que l’argent reste dans la holding. Dès que Bernard Arnault voudrait sortir ces fonds pour son usage personnel comme acheter un yacht, une propriété, ou simplement vivre avec cet argent il devrait payer la flat tax de 30% sur les sommes distribuées.

La différence cruciale : capitalisation vs consommation

C’est là que réside la nuance fondamentale soulignée par Gabriel Zucman. Les très grandes fortunes peuvent capitaliser indéfiniment sans jamais avoir besoin de sortir l’argent des holdings pour leurs besoins personnels.

Concrètement :

  • Un salarié gagne 100 000€, paie 30% d’impôts, et doit vivre avec les 70 000€ restants
  • Bernard Arnault reçoit 3 milliards dans ses holdings, paie 1,25% d’impôts (soit 37,5 millions), et peut réinvestir les 2,96 milliards restants sans jamais les « sortir »

L’effet de levier de la richesse extrême

Cette différence est cruciale car plus on est riche, moins on a besoin de « consommer » sa richesse. Bernard Arnault peut :

  • Emprunter contre ses actifs pour financer son train de vie (les intérêts sont déductibles)
  • Utiliser les revenus de placements annexes
  • Réinvestir indéfiniment dans la holding familiale

Gabriel Zucman souligne que ces milliards « ne sont jamais fiscalisés » non pas parce qu’ils échappent définitivement à l’impôt, mais parce qu’ils n’ont jamais besoin d’en sortir pour être utilisés.

Un empire de 305 filiales dans les paradis fiscaux

L’optimisation fiscale de LVMH ne s’arrête pas là. Selon les données d’Attac France, le groupe détient 305 filiales dans des paradis fiscaux, soit 27% de ses structures – le taux le plus élevé du CAC 40. Cette répartition géographique stratégique permet au groupe de minimiser sa charge fiscale mondiale.

Les Paradise Papers de 2017 avaient révélé l’ampleur du patrimoine offshore de Bernard Arnault, avec des actifs répartis dans six paradis fiscaux différents. Plus récemment, le scandale OpenLux a mis au jour 31 sociétés personnelles de Bernard Arnault au Luxembourg, s’ajoutant aux 24 filiales de LVMH présentes dans ce paradis fiscal européen.

La Belgique a longtemps joué un rôle central dans cette architecture. LVMH y avait installé sa trésorerie centrale, LVMH Finance Belgique, qui gérait les flux financiers du groupe en bénéficiant d’avantages fiscaux substantiels. Cette structure a été rapatriée en France fin 2024, face aux nouvelles contraintes fiscales belges.

Des milliards accumulés sans taxation

Les montants sont vertigineux. Entre 2016 et 2023, la Financière Agache a encaissé 7,3 milliards d’euros de dividendes, mais n’a payé que 209 millions d’euros d’impôts sur les sociétés. Un taux d’imposition effectif de moins de 3%.

Sur la période 2013-2024, la famille Arnault a cumulé 18 milliards d’euros de dividendes, selon les calculs de Gabriel Zucman. Ces sommes restent dans les holdings familiales et peuvent être réinvesties sans jamais être fiscalisées au niveau personnel. Un mécanisme parfaitement légal qui permet d’accumuler une richesse considérable en échappant largement à l’impôt.

La fondation Louis Vuitton : un outil d’optimisation fiscale

L’optimisation ne s’arrête pas aux dividendes. La Cour des comptes a révélé en 2018 la manière dont la fondation Louis Vuitton, ce joyau architectural du bois de Boulogne, constitue également un formidable outil d’optimisation fiscale. Sa construction et son fonctionnement ont permis à LVMH et à Bernard Arnault d’économiser 518 millions d’euros d’impôts sur dix ans.

Cette réduction fiscale massive illustre la manière dont les très grandes fortunes peuvent transformer leurs dépenses culturelles et philanthropiques en leviers d’optimisation, créant un cercle vertueux où la générosité apparente génère d’importants avantages fiscaux.

Un taux d’imposition inférieur à la classe moyenne

Selon Gabriel Zucman, le taux d’imposition effectif de Bernard Arnault s’élève à seulement 2% de sa richesse réelle, quand un couple de classe moyenne français supporte un taux effectif d’environ 27% en incluant les cotisations sociales.

Découvrez toutes les informations à savoir sur la taxe Zucman.

Cette inversion fiscale s’explique par la structure du système français où les revenus du travail sont lourdement taxés tandis que les revenus du capital bénéficient de nombreuses exonérations. Pour l’économiste, l’unique contribution fiscale significative de Bernard Arnault se résume à l’impôt sur les sociétés de 25% payé par LVMH – un pourcentage inférieur de moitié à celui supporté par un salarié français moyen.

LVMH se défend : 6 milliards d’impôts payés

Face à ces critiques, Bernard Arnault et LVMH mettent en avant leur contribution fiscale globale. Lors de son audition au Sénat en mai 2025, le PDG de LVMH a affirmé que son groupe avait payé près de 6 milliards d’euros d’impôts en 2024, dont près de la moitié en France.

Sur dix ans, selon lui, LVMH aurait versé 15 milliards d’euros d’impôts sur les sociétés en France. Un montant impressionnant qui représente, toutefois, un taux effectif d’impôt sur les sociétés de 30% selon le groupe, légèrement supérieur au taux nominal de 25%.

Cette communication défensive souligne la pression croissante exercée sur les très grandes fortunes françaises. LVMH insiste également sur ses 213 000 employés dans le monde et ses investissements massifs en France, estimés à 1,2 milliard d’euros en 2024.

Développement économique et investissements

Les holdings Arnault sont devenues de véritables bras armés pour diversifier l'empire familial. Elles financent des acquisitions stratégiques, des participations dans des start-ups prometteuses, et soutiennent l’expansion internationale de LVMH. Cette stratégie permet de faire fructifier le patrimoine tout en créant de la valeur économique.

La Financière Agache investit également dans des secteurs connexes au luxe : hôtellerie de prestige, art, nouvelles technologies appliquées au retail. Ces investissements, réalisés avec l’argent non fiscalisé des dividendes, génèrent à leur tour des revenus qui alimentent la machine.

Philanthropie et mécénat défiscalisés

Les holdings financent également un vaste programme philanthropique et culturel. Au-delà de la célèbre fondation Louis Vuitton, la famille Arnault soutient de nombreuses causes : restauration du patrimoine, bourses d’études, aide humanitaire, recherche médicale.

Bernard Arnault a toujours revendiqué une approche philanthropique désintéressée, affirmant ne pas chercher à optimiser fiscalement ses dons. D’ailleurs, en France, les déductions fiscales pour mécénat sont très limitées : plafonnées à 20% du revenu imposable pour les particuliers et 0,5% du chiffre d’affaires pour les entreprises. Ces plafonds rendent impossible toute optimisation fiscale significative sur des dons de cette ampleur.

Le financement par l'emprunt

L’astuce ultime Pour ses besoins personnels les plus coûteux (résidences, yachts, œuvres d’art), Bernard Arnault peut emprunter en donnant ses actions en garantie plutôt que de distribuer des dividendes taxables. Les banques sont ravies de prêter à un homme dont le patrimoine dépasse les 150 milliards d’euros.

Les intérêts de ces emprunts sont déductibles fiscalement, créant un cercle vertueux : emprunter coûte moins cher que de payer des impôts sur des distributions. Cette technique, courante chez les ultra-riches américains, permet de vivre luxueusement sans jamais déclencher d’imposition personnelle.

La « taxe Zucman » : une réponse à l’injustice fiscale

Cette situation a inspiré la « taxe Zucman », adoptée en première lecture à l’Assemblée nationale en février 2025 mais rejetée par le Sénat. Cette proposition prévoit un impôt plancher de 2% sur le patrimoine des 0,01% des contribuables les plus riches, soit environ 1 800 personnes en France.

L’objectif est de garantir que les ultra-riches paient au moins 2% de leur patrimoine en impôts chaque année, un taux qui reste inférieur à celui supporté par les classes moyennes. Pour Bernard Arnault, dont 99,9% de la fortune est constituée d’actions LVMH, cette taxe représenterait plusieurs centaines de millions d’euros annuels.

Sept prix Nobel d’économie ont récemment soutenu cette initiative, estimant qu’elle pourrait rapporter 20 milliards d’euros par an à la France et 250 milliards de dollars à l’échelle mondiale.

Un système fiscal à bout de souffle ?

L’affaire LVMH révèle les limites du système fiscal français face à la mondialisation et à la financiarisation de l’économie. Conçu pour une époque où les fortunes étaient principalement foncières et les entreprises nationales, il peine à appréhender les structures complexes des multinationales modernes.

Le régime mère-fille, créé pour éviter la double imposition au sein des groupes, devient un instrument d’optimisation permettant d’accumuler des milliards sans fiscalisation. Les paradis fiscaux offrent des échappatoires légales que seules les plus grandes fortunes peuvent exploiter.

Cette asymétrie fiscale alimente un sentiment d’injustice croissant dans l’opinion publique. Quand un salarié paie 30% d’impôts sur ses revenus et qu’un milliardaire paie 2% sur sa richesse, la cohésion sociale en pâtit.

Vers une fiscalité mondiale des multinationales ?

Face à ces défis, les initiatives se multiplient. L’OCDE travaille sur une taxation minimale mondiale des multinationales à 15%, partiellement mise en œuvre. L’Union européenne planche sur une harmonisation fiscale plus poussée. Certains pays, comme la France, explorent des taxes nationales sur les géants du numérique.

Mais ces réformes butent sur la concurrence fiscale entre États et les résistances des entreprises concernées. LVMH a d’ailleurs menacé de délocaliser aux États-Unis face aux projets de hausse d’impôts français.

Le cas LVMH illustre parfaitement les enjeux de la fiscalité du XXIe siècle. Entre légalité formelle et équité substantielle, entre compétitivité économique et justice sociale, les démocraties cherchent encore leur voie. La question n’est plus de savoir si les très grandes fortunes paient des impôts – elles en paient – mais si elles en paient suffisamment au regard de leur enrichissement et de leurs capacités contributives.

En attendant une éventuelle réforme d’ampleur, la famille Arnault continuera de percevoir d’importants dividendes via ses structures de détention, tout en bénéficiant d’un cadre fiscal favorable. Si cette situation est parfaitement légale, elle met néanmoins en lumière les disparités entre les différents modes d’imposition du capital et du travail, soulevant des questions récurrentes sur l’équité du système fiscal français et sur les mécanismes de répartition des richesses dans une démocratie moderne.