Une révolution patrimoniale sans précédent
D’ici 2040, la France connaîtra le plus important transfert de patrimoine de son histoire contemporaine. Plus de 9 000 milliards d’euros détenus par les générations les plus âgées seront transmis à leurs descendants (source : https://www.jean-jaures.org/wp-content/uploads/2024/11/Rapport_IGS.pdf). Ce phénomène, baptisé grande transmission par les économistes, trouve ses racines dans la disparition progressive de la génération du baby-boom, née entre 1946 et 1964, qui détient aujourd’hui une part considérable des actifs financiers et immobiliers français.
Cette bascule inédite transformera durablement le visage économique et social de la France. Alors que le flux successoral représente déjà 400 milliards d’euros chaque année, il devrait atteindre 529 milliards d’euros en 2030, soit 17,5 % du PIB, puis 677 milliards en 2040, représentant alors plus de 20 % de la richesse nationale annuelle.
Les baby-boomers, une génération exceptionnellement fortunée
Cette génération présente des caractéristiques patrimoniales uniques dans l’histoire française. Elle a bénéficié d’une conjonction favorable de facteurs économiques : croissance soutenue des Trente Glorieuses, démocratisation de l’accession à la propriété, envolée des prix immobiliers et accumulation sur plusieurs décennies d’un patrimoine diversifié.
D’après les données de l’Insee, les baby-boomers ont cumulé 20 % de patrimoine supplémentaire par rapport aux générations précédentes (source : https://www.oxfamfrance.org/app/uploads/2024/09/Oxfam_rapport-sous-embargo-17-sept-2024_Super-heritages-le-jackpot-des-super-riches_sous-embargo.pdf).
Aujourd’hui, les plus de 70 ans détiennent plus du quart du patrimoine national, principalement sous forme immobilière (source : https://www.lesechos.fr/economie-france/budget-fiscalite/heritages-cette-grande-transmission-qui-change-le-visage-de-la-france-2181656). Cette concentration s’explique par leur parcours spécifique : entrés sur le marché du travail pendant les décennies de forte croissance, ils ont acquis leurs biens immobiliers avant l’explosion des prix et ont bénéficié de la revalorisation continue de leurs actifs.
Le patrimoine brut moyen des ménages français a été multiplié par 2,5 en euros courants entre 1998 et 2021, suivant l’enquête Histoire de vie et Patrimoine de l’Insee (source : https://www.insee.fr/fr/statistiques/7941439?sommaire=7941491). Cette augmentation a particulièrement profité aux propriétaires immobiliers, segment dans lequel les baby-boomers sont surreprésentés. La hausse des prix des logements anciens a contribué à 80 % de l’augmentation du patrimoine immobilier sur cette période (source : https://www.insee.fr/fr/statistiques/7941439?sommaire=7941491).
Une France d’héritiers en construction
La place de l’héritage dans la constitution des patrimoines français n’a cessé de croître. La fortune héritée représente désormais 60 % du patrimoine total des ménages, contre seulement 35 % au début des années 1970. Cette évolution marque un retournement historique : la France redevient progressivement une société d’héritiers, où la transmission prime sur l’accumulation par le travail.
Les chiffres révèlent l’ampleur de cette transformation. Pour l‘Observatoire des inégalités, 87 % des héritages restent inférieurs à 100 000 euros, mais les 13 % restants concentrent des montants considérables. L’héritage médian s’établit à environ 70 000 euros sur une vie entière. Le top 1 % des héritiers reçoit en moyenne plus de 4,2 millions d’euros nets, tandis que le top 0,1 % hérite d’environ 13 millions d’euros, soit 180 fois l’héritage médian.
Cette concentration extrême de la transmission patrimoniale reflète les inégalités de patrimoine actuelles. Les 10 % des ménages les plus fortunés détiennent 55 % du patrimoine total français, une proportion qui s’est accrue au cours des dernières décennies. Entre 1984 et 2022, la part du patrimoine national détenue par le 1 % le plus aisé est passée de 16 % à 24 %, comme l’indique le World Inequality Database (source : https://www.jean-jaures.org/wp-content/uploads/2024/11/Rapport_IGS.pdf).
L’explosion des recettes fiscales, un enjeu majeur pour l’État
Cette grande transmission représente une manne fiscale considérable pour les finances publiques. Les droits de succession ont déjà connu une croissance spectaculaire : leurs recettes ont plus que doublé entre 2011 (7,0 milliards d’euros) et 2023 (16,6 milliards d’euros), d’après la Cour des compte. La France occupe désormais le premier rang de l’OCDE pour le poids des droits de mutation à titre gratuit dans le PIB, avec 0,74 %.
Actuellement, la fiscalisation des donations et successions rapporte environ 20 milliards d’euros annuels à la collectivité, soit 5 % du total des transmissions. Cette proportion pourrait considérablement augmenter avec l’intensification des flux successoraux. Toutefois, les dispositifs d’optimisation fiscale limitent l’impact réel de cette taxation.
Le rapport d’Oxfam France souligne que les 25 milliardaires français les plus âgés transmettront plus de 460 milliards d’euros sur les trente prochaines années. Sans optimisation fiscale, ces successions pourraient théoriquement générer plus de 200 milliards d’euros de recettes publiques. Mais si les super-héritiers ne paient qu’environ 10 % d’impôts sur ces sommes, comme c’est actuellement le cas, les recettes tomberaient à 46 milliards d’euros, représentant une perte fiscale de plus de 160 milliards d’euros pour l’État.
Des inégalités renforcées par la transmission
La grande transmission risque d’amplifier les inégalités existantes plutôt que de les réduire. La mobilité sociale intergénérationnelle reste faible en France : seuls 9,7 % des enfants du quintile le plus pauvre accèdent au quintile le plus riche.
Cette reproduction des inégalités s’explique par la concentration géographique et sociale des patrimoines. Les héritages les plus importants se concentrent dans les zones urbaines aisées, particulièrement en Île-de-France et sur la Côte d’Azur, où les baby-boomers ont massivement investi dans l’immobilier. Les héritiers de professions libérales voient près de 30 % de leurs héritages dépasser 100 000 euros, contre 13 % en moyenne nationale (source : https://www.inegalites.fr/L-heritage-profite-aux-riches-1760).
Par ailleurs, l’âge auquel interviennent les héritages a tendance à s’élever. Les baby-boomers vivant plus longtemps que les générations précédentes, leurs enfants héritent souvent après 50 ou 60 ans, à un âge où leur situation professionnelle et patrimoniale est déjà largement établie. Cette évolution limite l’effet égalisateur que pourrait avoir une transmission plus précoce.
L’impact sur le marché immobilier et l’économie
Le vieillissement des baby-boomers commence à produire des effets tangibles sur le marché immobilier. Pour l’observatoire Hexagone, environ 20 000 logements pourraient être libérés chaque année au cours des dix prochaines années par le départ en maison de retraite ou le décès des propriétaires âgés (source : https://www.galivel.com/fr/blog/1553/la-disparition-des-baby-boomers-planche-de-salut-du-marche-immobilier).
Cette mise sur le marché progressive de biens immobiliers pourrait contribuer à modérer la tension sur les prix, particulièrement dans les zones tendues. Toutefois, l’impact réel dépendra largement des stratégies des héritiers : conservation pour l’investissement locatif, vente immédiate ou rénovation avant mise en vente.
L’effet économique de la grande transmission dépasse le seul marché immobilier. La consommation des ménages héritiers tend à augmenter temporairement après réception d’un héritage, stimulant l’activité économique. L’Insee montre que le revenu disponible annuel moyen des ménages héritiers dépasse de 9 000 euros celui des ménages non-héritiers, reflétant à la fois l’effet direct de l’héritage et la corrélation entre héritage et niveau de vie (source : https://www.insee.fr/fr/statistiques/fichier/3549494/REVPMEN18_D4_heritages.pdf).
Les défis démographiques à venir
La grande transmission s’inscrit dans un contexte démographique spécifique. Le nombre de décès en France, qui oscillait autour de 550 000 par an dans les années 2010, devrait s’accélérer à partir de 2030 avec l’arrivée aux grands âges des générations nombreuses du baby-boom. Les projections de l’Insee anticipent une augmentation continue du nombre de décès jusqu’en 2045 (source : https://www.cor-retraites.fr/sites/default/files/2019-06/doc-799.pdf).
Cette évolution démographique pose des défis multiples. D’une part, elle intensifiera mécaniquement les transmissions patrimoniales. D’autre part, elle modifiera la structure par âge de la population active et des consommateurs, avec des conséquences sur l’épargne nationale et les besoins de financement de l’économie.
Le phénomène s’accompagne par ailleurs d’une transformation des structures familiales. L’augmentation des familles recomposées, des unions libres et des personnes sans descendance directe complexifie les schémas de transmission traditionnels et pourrait modifier les flux successoraux.
Les niches fiscales au cœur du débat
La fiscalité des successions françaises présente de nombreuses spécificités qui permettent d’optimiser significativement la charge fiscale. Le pacte Dutreil, dispositif phare de cette optimisation, permet d’exonérer jusqu’à 75 % des droits de succession sur les parts d’entreprise (source : https://www.capital.fr/votre-argent/quest-ce-que-le-pacte-dutreil-la-niche-fiscale-dans-le-viseur-de-bercy-1508027). En pratique, un dirigeant de moins de 70 ans peut ramener le taux d’imposition effectif de 45 % à 5,6 % grâce à ce mécanisme.
L’assurance-vie constitue un autre levier d’optimisation majeur. Les sommes versées après 70 ans bénéficient d’un abattement de 30 500 euros par bénéficiaire, tandis que les versements antérieurs échappent totalement aux droits de succession dans la limite de 152 500 euros par bénéficiaire (source : https://www.service-public.fr/particuliers/vosdroits/F35794). Ces dispositifs, conçus initialement pour favoriser la transmission d’entreprises et l’épargne longue, bénéficient aujourd’hui largement aux patrimoines les plus importants.
Le démembrement de propriété permet également de réduire l’assiette taxable. En conservant l’usufruit d’un bien tout en en donnant la nue-propriété, les parents peuvent transmettre un capital significatif avec une fiscalité réduite, l’usufruit s’éteignant automatiquement au décès sans droits à payer.
Vers une réforme du système successoral ?
Face à l’ampleur de la grande transmission, les pouvoirs publics s’interrogent sur l’adaptation du système fiscal. Plusieurs pistes de réforme émergent du débat public. Le Conseil d’analyse économique propose de calculer les droits sur la base de la totalité des dons et legs reçus tout au long de la vie, plutôt que par donateur (source : https://www.fipeco.fr/commentaire/Les droits de succession).
La révision des principales exonérations fait également l’objet de réflexions. La réforme pourrait concerner le régime de l’assurance-vie, les pactes Dutreil ou encore la taxation des plus-values latentes réalisées entre l’acquisition d’un bien et le décès de son propriétaire (source : https://www.fipeco.fr/commentaire/Les droits de succession).
Certains économistes suggèrent d’utiliser les recettes supplémentaires afin de garantir un capital minimal à tous les jeunes Français à un âge donné, créant ainsi un mécanisme redistributif entre générations. Cette dotation universelle pourrait partiellement compenser les inégalités de naissance en matière patrimoniale.
L’enjeu européen et international
La France ne fait pas figure d’exception dans ce phénomène de grande transmission. Tous les pays développés confrontés au vieillissement du baby-boom connaissent des dynamiques similaires. Aux États-Unis, le cabinet Cerulli Associates estime à 53 000 milliards de dollars le montant de l’héritage laissé par cette génération.
Toutefois, la France se distingue par l’ampleur de sa fiscalité successorale. Avec 0,74 % du PIB, elle occupe le premier rang de l’OCDE devant la Belgique, loin devant l’Allemagne (0,3 %), le Royaume-Uni (0,2 %) ou les États-Unis (0,1 %). Neuf pays de l’OCDE ont même totalement supprimé les droits de succession.
Cette spécificité française pose des questions de compétitivité fiscale, particulièrement concernant l’attraction des hauts patrimoines. La concurrence fiscale européenne pourrait s’intensifier autour de cette thématique, chaque pays cherchant à capter une partie des flux de transmission.
Une transformation sociétale majeure
La grande transmission de 9 000 milliards d’euros sur les quinze prochaines années représente bien plus qu’un simple transfert de patrimoine entre générations. Elle constitue une transformation sociétale majeure qui redéfinira les rapports à la richesse, au travail et à l’égalité des chances en France.
Si cette manne patrimoniale peut stimuler la consommation et l’investissement, elle risque également d’accentuer les inégalités existantes et de rigidifier la structure sociale française. L’enjeu pour les pouvoirs publics sera de trouver l’équilibre entre respect du droit de transmission, efficacité économique et justice sociale.
La France du milieu du XXIe siècle se dessine ainsi autour de cette grande transmission : plus riche globalement, mais potentiellement plus inégalitaire, où l’héritage redeviendra un facteur déterminant de la réussite sociale. Cette évolution questionne fondamentalement le modèle méritocratique républicain et appelle des réponses politiques à la hauteur de l’enjeu.

Yann, 35 ans, passionné par les enjeux de société et de politique, porte un regard libre et attentif sur le monde qui l’entoure. Installé à Strasbourg, ville qu’il affectionne tout particulièrement, il décrypte l’actualité avec curiosité, rigueur et une volonté constante de comprendre et faire comprendre les dynamiques à l’œuvre dans notre époque