La taxe Zucman : une révolution fiscale pour la France ou un mirage économique ?

Dans un contexte où les inégalités de richesse atteignent des niveaux historiques, la proposition de Gabriel Zucman de taxer les ultra-riches à hauteur de 2 % de leur patrimoine suscite un débat passionné en France. Cette mesure, baptisée « taxe Zucman » par ses partisans, pourrait-elle constituer une solution efficace pour le renflouement des finances publiques françaises sans provoquer un exode des grandes fortunes ?

Qu’est-ce que la taxe Zucman et comment fonctionne-t-elle ?

La taxe Zucman, du nom de l’économiste français Gabriel Zucman, professeur à l’École normale supérieure et à l’université Berkeley, propose un impôt minimum de 2 % sur le patrimoine des milliardaires au niveau mondial. En France, cette proposition s’est concrétisée par un projet ciblant les 1 800 foyers fiscaux détenant plus de 100 millions d’euros de patrimoine.

Le mécanisme est relativement simple : il s’agit d’un impôt plancher qui garantit qu’aucune grande fortune ne paie moins de 2 % de son patrimoine en taxes. Contrairement à l’ancien ISF (impôt de solidarité sur la fortune), cette taxe est conçue comme un minimum fiscal et non comme un impôt supplémentaire. Si un contribuable paie déjà plus de 2 % de son patrimoine en impôts divers, il n’a aucune obligation additionnelle.

Selon les estimations de l’EU Tax Observatory, cette mesure pourrait rapporter entre 200 et 250 milliards de dollars annuels au niveau mondial, en ne concernant qu’environ 3 000 contribuables. En France, les projections tablent sur des recettes comprises entre 15 et 25 milliards d’euros par an.

Les preuves empiriques d’autres pays : entre succès relatifs et échecs retentissants

L’exemple contrasté de la Norvège

La Norvège offre un cas d’étude particulièrement instructif sur les difficultés d’application d’une taxe sur la fortune. En 2022, le gouvernement de centre-gauche a relevé l’impôt sur la fortune de 0,85 % à 1,1 % pour les patrimoines supérieurs à 20 millions de couronnes norvégiennes (environ 1,7 million d’euros).

Les résultats ont été catastrophiques : plusieurs dizaines de multimillionnaires ont quitté le pays en quelques mois, soit plus que sur l’ensemble de la décennie précédente. Kjell Inge Røkk, quatrième fortune du pays, a donné le signal du départ en septembre 2022, suivi par de nombreux autres entrepreneurs.

Fredrik Haga, cofondateur de l’entreprise de données Dune évaluée à 1 milliard de dollars, a expliqué sa décision au Financial Times : « J’ai dû faire un choix : est-ce que je reste basé en Norvège ou est-ce que je préfère que cette entreprise réussisse ? Il ne s’agit pas de ne pas vouloir payer d’impôts.

Il s’agit de payer des impôts sur de l’argent que je n’ai pas ». Ces départs représentent une fortune cumulée d’au moins 52 milliards d’euros et un manque à gagner fiscal estimé à 15,31 millions d’euros annuels.

Le modèle suédois : quand la suppression porte ses fruits

À l’inverse, l’exemple suédois démontre qu’une approche différente peut s’avérer payante. Confrontée à une crise économique majeure en 1992, la Suède a entrepris une refonte complète de son système fiscal.

En 2005, sous un gouvernement de gauche comprenant sociaux-démocrates, écologistes et socialistes, le Parlement suédois a voté à l’unanimité la suppression de l’impôt sur les successions et donations. En 2007, l’impôt sur la fortune a également été aboli.

Les résultats ont été spectaculaires : entre 2004 et 2014, les recettes fiscales ont bondi de 50 % en termes courants et de 33 % corrigées de l’inflation. Les grandes familles comme Kamprad (Ikea) et Rausing (Tetrapak) sont revenues investir en Suède. Malgré cette hausse des recettes, la pression fiscale totale est tombée de 51 % à 44 % du PIB.

L’Espagne et la Colombie : des expériences récentes contrastées

L’Espagne a instauré une taxe nationale de solidarité temporaire pour 2023 et 2024, avec des taux compris entre 1,7 % et 3,5 % au-delà de 3 millions d’euros de patrimoine. Cependant, des régions comme Madrid et l’Andalousie ont maintenu leurs exonérations, créant une concurrence fiscale interne qui limite l’efficacité de la mesure.

La Colombie, quant à elle, a créé un impôt sur la richesse dans le cadre de sa réforme fiscale de 2022 (Source : https://taxfoundation.org/fr/research/all/global-fr/lindice-de-competitivite-fiscale-internationale-2023/). Ce pays possède désormais « le système fiscal le moins compétitif de l’OCDE » avec une taxe sur la fortune, une taxe sur les transactions financières et des taux d’imposition parmi les plus élevés. (Source :

Comment éviter la fuite des capitaux : les stratégies anti-évasion

La coordination internationale : un prérequis indispensable

Gabriel Zucman insiste dans son rapport au G20 sur la nécessité d’une coordination internationale pour éviter les effets pervers observés en Norvège. Sa proposition s’inspire du succès relatif de l’accord OCDE sur l’impôt minimum de 15 % pour les multinationales, adopté par plus de 130 pays.

Le mécanisme proposé comprend plusieurs garde-fous. D’abord, un système de « collecteur fiscal de dernier recours », permettant aux pays participants de taxer les ultra-riches qui se réfugieraient dans des juridictions non-coopératives. Ensuite, un renforcement de l’échange automatique d’informations bancaires, déjà effectif dans 108 pays depuis 2016.

L’exit tax renforcée : l’arme française contre l’exil fiscal

La France dispose déjà d’un outil partiellement efficace avec l’exit tax, qui impose les plus-values latentes lors d’un changement de résidence fiscale. Cependant, ce dispositif a été considérablement affaibli par les réformes du quinquennat Macron.

Les améliorations proposées incluent le rétablissement du délai de dégrèvement d’office à 15 ans (contre 2 ans actuellement), la suppression du sursis de paiement sans garanties pour les transferts vers des États non-membres de l’UE, et le contrôle systématique des déclarations de suivi.

Une mesure plus ambitieuse consisterait à instaurer un maintien temporaire de la résidence fiscale française pendant 5 ans après un départ à l’étranger, sur le modèle suédois qui prévoit cette règle pendant 10 ans. Cette approche nécessiterait toutefois une renégociation des conventions fiscales bilatérales avec une dizaine de pays refuges privilégiés par les grandes fortunes.

Source intéressante : https://tnova.fr/economie-social/finances-macro-economie/taxer-les-super-riches-pourquoi-et-comment-le-faire/

L’amélioration de la transparence financière

Les progrès considérables de l’échange automatique d’informations depuis 2016 changent la donne. En 2023, cet échange a concerné des comptes d’une valeur de 12 000 milliards d’euros et a permis de réduire de deux tiers la fraude fiscale par la détention de comptes offshore.

Pour les milliardaires, dont la richesse provient principalement de participations dans des multinationales, l’ajout d’informations sur les bénéficiaires effectifs dans les rapports pays par pays des entreprises permettrait aux autorités fiscales de capturer la majorité de leur patrimoine.

Les avantages économiques potentiels pour la France

Un rendement fiscal considérable

Avec près de 1 800 foyers concernés, la taxe Zucman pourrait rapporter entre 15 et 25 milliards d’euros annuels à la France, soit l’équivalent de 10 à 15 % des recettes de l’impôt sur le revenu. Dans un contexte où l’État recherche 40 milliards d’euros d’économies budgétaires, cet apport représenterait un soulagement substantiel.

Ces recettes proviendraient d’une population actuellement sous-imposée. Les travaux de Laurent Bach et de ses collègues de l’Institut des politiques publiques montrent qu’en France, les milliardaires ne paient effectivement que 1,7 % de leur revenu économique réel en impôt sur le revenu, contre 15 à 20 % pour les classes moyennes et supérieures.

Source intéressante : https://taxjustice.net/wp-content/uploads/2024/11/State-of-Tax-Justice-2024-French-Tax-Justice-Network.pdf

La correction des inégalités fiscales

La taxe Zucman s’attaque à une aberration du système fiscal français actuel : la régressivité de l’imposition au sommet de la distribution des richesses. Contrairement aux idées reçues, les ultra-riches français paient proportionnellement moins d’impôts que les autres catégories sociales.

Cette situation s’explique par les stratégies sophistiquées d’évitement fiscal : utilisation de holdings patrimoniales pour éviter la taxation des dividendes, non-distribution de bénéfices pour éviter l’impôt sur le revenu, et optimisation via des structures complexes. Gabriel Zucman estime que les milliardaires ne paient effectivement que 0,3 % de leur richesse en impôts individuels, contre 1,1 % en moyenne pour l’ensemble de la population.

L’effet vertueux sur l’investissement productif

De façon paradoxale, une taxation minimale du patrimoine pourrait encourager l’investissement productif. Actuellement, les très grandes fortunes peuvent se contenter de thésauriser leurs richesses dans des actifs peu productifs pour éviter l’imposition.

Un impôt minimum les inciterait à chercher des rendements plus élevés pour maintenir leur niveau de vie, orientant ainsi les capitaux vers des investissements plus dynamiques.

Les risques et les défis de mise en œuvre

La complexité de l’évaluation patrimoniale

L’un des principaux défis techniques réside dans l’évaluation précise des patrimoines, particulièrement pour les actifs non cotés qui constituent souvent l’essentiel des grandes fortunes. Les entreprises familiales, les œuvres d’art, l’immobilier de prestige ou les participations dans des fonds d’investissement nécessitent des expertises coûteuses et parfois subjectives.

L’expérience de l’ancien ISF français montre les difficultés rencontrées : les mécanismes de plafonnement permettaient aux plus riches d’échapper largement à l’impôt en déclarant des revenus artificiellement faibles. 84 % des détenteurs d’un patrimoine de 100 à 200 millions d’euros étaient plafonnés, déclarant des revenus représentant seulement 0,2 % de leur patrimoine.

Source : https://www.strategie-plan.gouv.fr/files/files/Publications/Rapport/fs-2023-rapport-isf-quatrieme_rapport_complet_17octobre_2.pdf

Les risques constitutionnels

Le Conseil constitutionnel français a établi une jurisprudence contraignante sur la taxation du patrimoine. Dans sa décision du 9 août 2012, il a jugé que le principe d’égalité devant les charges publiques impose, lorsque la fortune est taxée à un taux élevé, d’accompagner l’impôt d’un « dispositif de plafonnement ou produisant des effets équivalents ».

Cette contrainte constitutionnelle complique la mise en œuvre d’une taxe Zucman efficace. Les solutions envisagées incluent la mise en place d’un plancher minimal (par exemple 0,5 % du patrimoine) ou un « plafonnement du plafonnement » modulé selon l’ampleur du patrimoine, mais ces mécanismes restent juridiquement incertains.

La concurrence fiscale européenne

Même avec une coordination internationale, la France reste soumise à la concurrence fiscale de ses voisins européens. La liberté de circulation et d’établissement au sein de l’Union européenne limite les possibilités d'empêcher les délocalisations fiscales, comme l’illustre l’expérience norvégienne où de nombreux milliardaires ont choisi la Suisse.

L’Allemagne et l’Italie, principales puissances économiques européennes, restent réticentes à la taxation des très grandes fortunes. Sans leur participation, une initiative française isolée risquerait de reproduire les effets pervers observés lors de la mise en place de l’ISF dans les années 1980-1990.

Les conditions du succès : un défi de conception et de timing

L’importance de la progressivité et des seuils

Les exemples internationaux montrent que la réussite d’une taxe sur la richesse dépend largement de sa conception. Les taux doivent être suffisamment élevés pour générer des recettes significatives, mais pas au point de provoquer des délocalisations massives. La proposition Zucman de 2 % apparaît dans la fourchette raisonnable, compte tenu du rendement moyen de 7,5 % des grandes fortunes selon ses calculs.

Le choix du seuil de déclenchement constitue également un enjeu majeur. Cibler les 100 millions d’euros comme proposé en France, plutôt que le milliard de dollars de la proposition internationale, permet de toucher environ 1 800 foyers contre quelques centaines, multipliant ainsi le potentiel fiscal tout en restant dans des ordres de grandeur gérables administrativement.

La nécessité d’un écosystème fiscal cohérent

La taxe Zucman ne peut fonctionner efficacement que dans le cadre d’une réforme fiscale plus large. L’expérience suédoise montre qu’une simplification du système, accompagnée d’une baisse du taux de l’impôt sur les sociétés et d’une suppression des niches fiscales, peut générer davantage de recettes qu’un impôt sur la fortune mal conçu.

En France, une telle réforme pourrait inclure la suppression de certaines optimisations fiscales (comme le régime Dutreil pour les transmissions d’entreprises), l’harmonisation de la taxation des revenus du capital et du travail, et le renforcement des dispositifs anti-abus pour les holdings patrimoniales.

Le timing politique et économique

L’acceptabilité sociale d’une taxe sur les ultra-riches semble actuellement favorable en France. Les sondages montrent un soutien majoritaire de l’opinion publique, renforcé par la perception d’une contribution insuffisante des plus fortunés à l’effort collectif. Cependant, ce contexte favorable pourrait évoluer rapidement en cas de dégradation économique ou de départs spectaculaires de grandes fortunes.

Au niveau international, la fenêtre d’opportunité semble également ouverte avec l’initiative brésilienne au G20 et le soutien affiché de plusieurs pays développés. L’administration Biden aux États-Unis propose même une taxation minimale de 25 % des revenus réels des détenteurs de plus de 100 millions de dollars, démontrant que la France ne serait pas isolée dans cette démarche.

En conclusion

La taxe Zucman représente une innovation fiscale prometteuse pour répondre aux défis contemporains des inégalités de richesse et du financement public. Les exemples internationaux montrent cependant que son succès dépendra largement des modalités de mise en œuvre et du contexte dans lequel elle s’inscrit.

Pour la France, cette taxe pourrait constituer un outil efficace de justice fiscale et de financement public, à condition de respecter plusieurs prérequis : une conception technique rigoureuse évitant les écueils de l’ancien ISF, une coordination internationale minimisant les risques de délocalisation, et une intégration dans une réforme fiscale plus large favorisant l’investissement productif.

L’enjeu dépasse la simple question technique pour toucher aux fondements du contrat social français. Dans un contexte où les inégalités atteignent des niveaux préoccupants et où les besoins de financement public s’accroissent avec la transition écologique et le vieillissement démographique, la contribution des plus fortunés à l’effort collectif devient un impératif démocratique autant qu’économique.

Le défi consiste désormais à transformer cette aspiration légitime en une réalité fiscale efficace, sans reproduire les erreurs du passé ni céder aux facilités démagogiques. L’expérience internationale montre que c’est possible, mais seulement au prix d’une approche sophistiquée et coordonnée, bien éloignée des simplifications du débat public actuel.