Face à la mobilisation record contre la loi Duplomb – plus d’1,5 million de signatures réclamant son abrogation – Gabriel Attal et Agnès Pannier-Runacher annoncent vouloir saisir l’Anses pour obtenir son avis sur les dérogations prévues par le texte. Une décision qui révèle une méconnaissance troublante des travaux déjà réalisés par l’agence nationale de sécurité sanitaire depuis 2018.
Car l’Anses a bien identifié des « solutions alternatives efficaces et opérationnelles » à l’acétamipride, ce néonicotinoïde interdit en France depuis 2020 mais que la loi Duplomb souhaite réautoriser pour certaines filières agricoles Le Monde. Le problème ? Ces alternatives appartiennent à des familles de pesticides que les organisations environnementales dénoncent depuis des décennies.
Des alternatives qui interrogent
Pour lutter contre les pucerons de la betterave sucrière, l’Anses recommande notamment l’utilisation du produit KARATE K, qui associe deux substances actives : la lambda-cyhalothrine (un pyréthrinoïde) et le pirimicarbe (un carbamate) Conseil constitutionnel. Ce cocktail d’insecticides est présenté par Syngenta comme alliant « l’effet de choc du pyrimicarbe à la rémanence et à la polyvalence de la lambda-cyhalothrine »Syngenta.
Cette recommandation place les défenseurs de l’environnement dans une position délicate. Les pyréthrinoïdes, famille d’insecticides la plus utilisée aujourd’hui en France, sont pourtant « très toxiques pour les organismes aquatiques » selon le Centre Ecotox, avec une concentration létale généralement inférieure à 1 µg/l pour les poissons et à 0,1 µg/l pour les invertébrés Centre Ecotox.
L’héritage toxique des générations précédentes
Les carbamates ne sont pas en reste. Introduits dans les années 1950 en remplacement des pesticides organochlorés, ils présentent une neurotoxicité qui « explique à la fois leur efficacité sur les insectes et leurs effets toxiques chez l’homme »EM Consulte. L’Anses elle-même a récemment alerté sur les « signaux d’alerte clairs » concernant les risques de lymphome non hodgkinien suite à une exposition professionnelle aux carbamates Générations Futures.
Cette situation révèle un paradoxe embarrassant : pendant des décennies, les organisations écologistes ont dénoncé la toxicité des pyréthrinoïdes et des carbamates, réclamant leur interdiction. Aujourd’hui, ces mêmes substances sont présentées comme des solutions « efficaces et opérationnelles » pour remplacer l’acétamipride.
Le cercle vicieux des substitutions
L’analyse des rapports de l’Anses révèle un schéma récurrent dans la gestion des pesticides en France.
Dans son rapport de 2018 sur les alternatives aux néonicotinoïdes, l’agence constate que « dans la grande majorité des cas (89% des cas d’étude), les solutions de remplacement aux néonicotinoïdes se fondent sur l'emploi d’autres substances actives, notamment des pyréthrinoïdes » Anses.
Cette logique de substitution d’un pesticide par un autre interroge sur la cohérence des politiques publiques. L’interdiction d’une famille de substances controversées conduit systématiquement au recours massif à d’autres familles, elles-mêmes problématiques.
Les pyréthrinoïdes, désormais incontournables, représentent ainsi « la famille d’insecticides la plus utilisée aujourd’hui » selon Santé publique France, avec une exposition de 100% de la population française selon certaines études Actu Environnement.
L’acétamipride, un « moindre mal » européen ?
Dans ce contexte, la position française sur l’acétamipride apparaît d’autant plus singulière. Interdite en France depuis 2020, cette substance reste autorisée dans l’Union européenne jusqu’en 2033.
L’Agence européenne de sécurité des aliments (EFSA) reconnaît certes des « incertitudes majeures » concernant sa neurotoxicité développementale, mais considère qu’elle présente un profil de risque acceptable Actu Environnement.
Comparée aux pyréthrinoïdes et aux carbamates proposés en alternative, l’acétamipride pourrait même constituer un « moindre mal ». Cette substance présente l’avantage d’être systémique, c’est-à-dire qu’elle se diffuse dans toute la plante, limitant ainsi les pulvérisations répétées nécessaires avec les traitements foliaires traditionnels.
L’impasse de la politique du « moins pire »
La controverse autour de la loi Duplomb illustre l’impasse dans laquelle se trouve la France en matière de protection des cultures. Prise entre les impératifs de compétitivité agricole et les exigences environnementales, elle navigue d’interdiction en dérogation, de substitution en substitution, sans véritablement sortir de la dépendance aux pesticides chimiques.
Les « 22 solutions alternatives » recensées par l’Anses pour la betterave sucrière se révèlent ainsi largement illusoires. Parmi les solutions « à court terme », l’agence cite le paillage et la fertilisation organique, techniques certes respectueuses de l’environnement mais dont l’efficacité sur de grandes surfaces reste à démontrer Anses.
L’approche systémique, un horizon lointain
L’Anses recommande une approche de « lutte intégrée » combinant surveillance des bioagresseurs, méthodes préventives et traitements ciblés. Cette démarche, obligatoire en Europe depuis 2014, nécessite cependant « la reconception des systèmes de production » et « un glissement progressif vers de nouvelles pratiques », selon les termes de l’agence.
Cette transformation systémique se heurte à des contraintes économiques et techniques considérables. Elle implique une formation des agriculteurs, des investissements en matériel, une réorganisation des filières et, souvent, une acceptation de rendements moindres ou plus variables. Autant d’adaptations que le secteur agricole français, sous pression concurrentielle, peine à assumer.
Le défi européen de l’harmonisation
Au-delà des débats franco-français, la polémique sur l’acétamipride souligne les incohérences de la réglementation européenne. Alors que la France maintient ses interdictions nationales par précaution, ses voisins continuent d’utiliser ces substances, créant des distorsions de concurrence dénoncées par les agriculteurs.
La Cour de justice de l’Union européenne a d’ailleurs jugé illégales les dérogations nationales pour l’usage de pesticides interdits, compliquant l’application de textes comme la loi Duplomb Toute l’Europe. Cette jurisprudence pourrait contraindre la France à choisir entre harmonisation européenne et principes de précaution nationaux.
L’expertise scientifique face aux réalités politiques
L’affaire de la loi Duplomb révèle finalement le décalage entre l’expertise scientifique et la décision politique. Quand l’Anses présente ses « alternatives efficaces », elle ne fait qu’appliquer sa méthodologie d’évaluation comparative, sans jugement de valeur sur l’acceptabilité sociale de ces solutions.
La politique, elle, doit trancher entre des risques incommensurables : risque économique pour les filières agricoles, risque sanitaire pour les populations, risque environnemental pour les écosystèmes. Dans cette équation complexe, la substitution d’un pesticide controversé par d’autres substances problématiques apparaît souvent comme la solution de facilité.
L’épisode de la loi Duplomb illustre ainsi les limites d’une approche purement technique des enjeux agricoles et environnementaux. Il souligne la nécessité d’un débat démocratique approfondi sur les modèles agricoles que la société française souhaite promouvoir, au-delà des seules considérations d’efficacité immédiate.

Yann, 35 ans, passionné par les enjeux de société et de politique, porte un regard libre et attentif sur le monde qui l’entoure. Installé à Strasbourg, ville qu’il affectionne tout particulièrement, il décrypte l’actualité avec curiosité, rigueur et une volonté constante de comprendre et faire comprendre les dynamiques à l’œuvre dans notre époque