Le débat français sur les retraites s’égare souvent dans des oppositions générationnelles stériles. Récemment, Thierry Benne, docteur en droit et animateur du mouvement national de défense des retraités, a publié une tribune virulente contre les « babies-glandeurs », défendant la situation des retraités français. Mais cette approche globalisante masque la véritable fracture du système : l’inégalité entre retraités du public et du privé. Une analyse factuelle des données officielles révèle que le problème ne vient pas des « jeunes paresseux » mais bien des règles différenciées qui avantagent massivement la fonction publique.
Les vrais chiffres des inégalités public-privé
Contrairement aux moyennes nationales souvent citées, les écarts entre secteurs sont considérables. Selon l’étude INSEE de 2017, les anciens fonctionnaires civils d’État touchent une pension moyenne de 2 520 euros par mois contre 1 770 euros pour les anciens salariés du privé, soit un écart de 42 %.
L’étude de l’IFRAP de 2023 est encore plus révélatrice : en appliquant les règles du secteur privé aux fonctionnaires, leur pension moyenne chuterait de 21 %, avec 95 % de perdants. Cet écart s’explique par des mécanismes structurels favorables au public que Thierry Benne se garde bien de mentionner dans sa défense des retraités.
Le calcul de la pension illustre parfaitement cette inégalité : les fonctionnaires bénéficient d’un calcul sur leurs six derniers mois de salaire, quand les salariés du privé subissent depuis 1993 un calcul sur leurs 25 meilleures années. Pour une carrière ascendante classique, cette différence représente un avantage considérable que ne compensent pas les primes exclues du calcul.
L’argument du temps de travail : un sophisme démoli par l’évolution des durées de cotisation
Thierry Benne martèle que la baisse du temps de travail de 1 957 heures en 1975 à 1 592 heures en 2024 explique les difficultés du système de retraite. Cette analyse révèle soit une méconnaissance des évolutions réglementaires, soit une manipulation volontaire des faits.
Car Thierry Benne « oublie » opportunément un détail crucial : en 1975, il fallait cotiser 37,5 ans pour obtenir une retraite à taux plein. Aujourd’hui, après les réformes successives, il faut cotiser 43 ans (généralement 172 trimestres depuis 2024). La réforme Balladur de 1993 avait déjà allongé la durée de cotisation de 37,5 ans à 40 ans, puis les réformes suivantes ont continué cette progression.
Faisons le calcul que Thierry Benne s’est bien gardé de faire :
- En 1975 : 1 957 heures × 37,5 ans = 73 387 heures de travail sur une carrière
- En 2024 : 1 592 heures × 43 ans = 68 456 heures de travail sur une carrière
L’écart n’est plus que de 6,7 % sur une carrière complète, et non les 18,65 % brandis de manière fallacieuse. Pire encore, si on intègre les gains de productivité horaire (estimés entre 3 et 6 % lors du passage aux 35 heures), les actifs d’aujourd’hui produisent autant, voire plus de richesse sur leur carrière que leurs aînés, tout en cotisant plus longtemps.
Cette manipulation des chiffres disqualifie l’essentiel de l’argumentaire de Thierry Benne sur la « paresse » des générations actuelles.
Source : https://www.vie-publique.fr/eclairage/20111-retraites-les-differentes-reformes-de-1993-2023.
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Le mythe de la sur-représentation de la fraude
Thierry Benne évoque « 9 ou 10 milliards d’euros par an » de fraude aux retraites, chiffre fantaisiste qui discrédite son argumentaire. La Cour des comptes, dans son rapport de mai 2025, chiffre la fraude aux retraites versées à l’étranger entre 40 et 80 millions d’euros pour l’Algérie et 12 millions pour le Maroc.
Sur l’ensemble du système, l’IFRAP évalue les fraudes détectées à moins d’un milliard d’euros annuellement. Cette exagération d’un facteur dix révèle une méthode discutable : dramatiser un phénomène marginal pour détourner l’attention des vrais déséquilibres structurels.
Le coût réel des retraites : 400 milliards en trompe-l’œil
Sur ce point, Thierry Benne touche plus juste. Le chiffre de 400 milliards d’euros inclut effectivement des dépenses d’assistance vieillesse non contributives. Le COR établit qu’en 2023, les dépenses strictes de retraite représentent 380 milliards d’euros. Le rapport Delevoye de 2019 confirme que les trois quarts concernent les vraies retraites, le reste relevant de l’assistance.
Mais cette précision ne change rien au fond du problème : ces 300 milliards de retraites « pures » financent des pensions très inégales selon le statut. Les fonctionnaires, qui représentent environ 20 % des retraités, captent une part disproportionnée de ces ressources grâce à leurs règles préférentielles.
La représentation politique : un faux problème qui masque les vrais lobbies
Thierry Benne dénonce l’absence de représentation directe des retraités dans les instances de pilotage. Cette critique, bien que fondée sur le plan démocratique, masque une réalité plus gênante : les organisations syndicales de fonctionnaires pèsent considérablement sur les décisions concernant les retraites.
Le Conseil d’orientation des retraites compte effectivement 42 membres sans représentant spécifique des retraités, mais les syndicats de la fonction publique y sont bien présents et défendent activement les avantages acquis. Cette sur-représentation indirecte explique en partie le maintien des privilèges statutaires, alors que les salariés du privé subissent réforme après réforme.
La désindexation : un transfert vers les plus fragiles du privé
L’analyse de Thierry Benne sur les effets de la désindexation contient une part de vérité : une sous-indexation annuelle de 1 % ampute effectivement de 22 % le pouvoir d’achat de la vingt-cinquième annuité de retraite. Mais là encore, l’impact varie selon le statut.
Les retraités du privé, aux pensions plus modestes, subissent plus durement ces « années blanches » que les fonctionnaires retraités, dont les pensions plus élevées offrent des marges de manœuvre. Cette mécanique accentue les inégalités entre les deux systèmes au détriment des plus vulnérables.
Les défis du système : des réformes qui touchent surtout le privé
Le rapport 2024 du COR confirme les défis structurels : déficit de 0,8 % du PIB prévu en 2070 et niveau de vie des retraités qui passerait de 98,7 % de la moyenne nationale en 2021 à 83 % en 2070. Mais ces projections globales occultent les disparités internes.
Les retraités du public conserveront vraisemblablement leurs avantages relatifs, tandis que ceux du privé subiront l’essentiel des ajustements. Les réformes récentes (recul de l’âge légal, allongement de la durée de cotisation à 43 ans) touchent d’ailleurs principalement le secteur privé, la fonction publique bénéficiant encore de régimes dérogatoires sur de nombreux points.
Le vrai enjeu : 43 ans de cotisation pour financer des privilèges statutaires
La réalité que Thierry Benne refuse de voir, c’est que les actifs d’aujourd’hui travaillent plus longtemps que jamais (43 ans de cotisation contre 37,5 ans en 1975) pour financer un système à deux vitesses. Ils cotisent 5,5 années supplémentaires pour financer les retraites généreuses des fonctionnaires tout en sachant qu’eux-mêmes n’en bénéficieront pas.
Cette situation crée une injustice générationnelle doublée d’une injustice statutaire : les jeunes salariés du privé paient pour les avantages des retraités du public, tout en subissant des réformes qui réduisent leurs propres droits futurs.
Vers un débat plus honnête
Les arguments de Thierry Benne, malgré quelques points justes sur la désindexation ou le chiffrage des dépenses, participent d’une stratégie de diversion. En stigmatisant les « babies-glandeurs » et en manipulant les statistiques sur le temps de travail, il évite soigneusement de reconnaître les privilèges dont bénéficient les anciens fonctionnaires.
Un débat serein nécessite de reconnaître que tous les retraités ne sont pas logés à la même enseigne. Oui, certains retraités du privé vivent modestement avec leurs 1 400 euros mensuels après 43 ans de cotisation. Mais non, on ne peut les mettre sur le même plan que les anciens fonctionnaires qui touchent 2 500 euros grâce à des règles préférentielles héritées d’une époque révolue.
La solidarité intergénérationnelle, fondement de notre système par répartition, suppose une équité entre les bénéficiaires. Or, cette équité est rompue par le maintien d’avantages catégoriels qui ne se justifient plus dans un contexte de convergence des statuts.
La France peut maintenir un système de retraite généreux, mais cela passe par une harmonisation des règles entre public et privé. Les « privilèges » dénoncés ne concernent pas les retraités face aux actifs, mais bien une catégorie de retraités face aux autres. Et quand ces privilèges sont financés par des actifs qui cotisent 5,5 ans de plus que leurs aînés, la colère devient légitime.

Yann, 35 ans, passionné par les enjeux de société et de politique, porte un regard libre et attentif sur le monde qui l’entoure. Installé à Strasbourg, ville qu’il affectionne tout particulièrement, il décrypte l’actualité avec curiosité, rigueur et une volonté constante de comprendre et faire comprendre les dynamiques à l’œuvre dans notre époque