Les ruptures conventionnelles connaissent un succès grandissant depuis leur création en 2008, mais ce dispositif fait aujourd’hui l’objet de vives critiques. Entre explosion des chiffres, coûts pour l’assurance chômage et accusations d’abus, le gouvernement prépare une réforme qui divise syndicats et patronat.
Une croissance spectaculaire depuis 2008
Créée pour fluidifier le marché du travail français, la rupture conventionnelle permet à un employeur et son salarié de mettre fin au contrat de travail d’un commun accord. Ce « divorce à l’amiable » professionnel offre l’avantage au salarié de percevoir une indemnité de départ tout en conservant ses droits à l’allocation chômage, contrairement à une démission classique.
Les chiffres témoignent d’un engouement massif pour cette procédure. Selon les dernières données de la Dares, 515 000 ruptures conventionnelles individuelles ont été signées en 2024, soit une progression spectaculaire de 63% par rapport à 2015 où l’on en comptait 315 000. Cette hausse représente également une augmentation de 17% depuis 2019, passant d’environ 440 000 à plus d’un demi-million de cas annuels.
Pour mettre ces chiffres en perspective, les ruptures conventionnelles restent néanmoins moins fréquentes que les démissions (1,85 million en 2024) et les licenciements (583 000), selon les statistiques officielles du ministère du Travail. Au premier trimestre 2025, elles constituaient le quatrième motif d’inscription à France Travail.
Le secteur des services en première ligne
L’analyse sectorielle révèle une concentration marquée dans les services, qui représentent 80% des ruptures conventionnelles. Cette prédominance s’explique par la nature des emplois dans ce secteur, souvent caractérisés par une plus grande flexibilité dans les relations de travail et des profils de salariés plus enclins à négocier leur départ.
Les entreprises de taille moyenne et intermédiaire semblent particulièrement attachées à ce mécanisme, comme le souligne Eric Cheve, vice-président de la CPME, bien que l’appréciation puisse différer dans les très petites entreprises où certains dirigeants estiment que « certains salariés tirent sur la corde ».
Un coût croissant pour l’assurance chômage
Le succès de la rupture conventionnelle génère des coûts importants pour le système d’assurance chômage. En 2022, France Travail a versé 9 milliards d’euros d’allocations aux employés indemnisés après une rupture conventionnelle, soit 28% du total des allocations versées, selon l’Unédic. Ce pourcentage apparaît disproportionné puisque ces bénéficiaires ne représentent que 25% des allocataires.
Cette différence s’explique par le profil des salariés concernés. Les ruptures conventionnelles touchent exclusivement des salariés en CDI, généralement mieux rémunérés que la moyenne, ce qui se traduit par des indemnisations plus importantes. La durée d’indemnisation moyenne atteint également 15 mois, contre 14 pour un licenciement économique et 13 pour un départ volontaire.
Les accusations d’abus se multiplient
Le gouvernement pointe du doigt ce qu’il considère comme des détournements du système. Astrid Panosyan-Bouvet, ministre du Travail, dénonce « objectivement beaucoup d’abus » et estime que la procédure est « détournée » de son objectif initial La Dépêche. Elle évoque notamment l’utilisation de l’allocation chômage comme « un revenu de confort » par certains salariés, particulièrement « des travailleurs en milieu de carrière très qualifiés » qui « ne commencent pas immédiatement leur recherche d'emploi ».
Ces accusations s’appuient sur une étude de la Dares de 2018 qui estimait que 75% des ruptures conventionnelles se seraient substituées à des démissions de CDI entre 2012 et 2017, et 10 à 20% à des licenciements économiques. Seuls 5 à 15% des départs « n’auraient peut-être pas eu lieu sans l’introduction du mécanisme ».
Toutefois, une autre étude réalisée par les économistes Cyprien Batut et Eric Maurin nuance cette analyse, suggérant que l’adoption des ruptures conventionnelles coïncide avec une hausse globale des ruptures de CDI, ce qui indiquerait qu’elles s’ajoutent partiellement aux autres formes de rupture plutôt que de s’y substituer entièrement.
Des abus des deux côtés
Les détournements ne concernent pas uniquement les salariés. Certains employeurs utilisent la rupture conventionnelle pour éviter la complexité d’une procédure de licenciement. Isabelle Schucké-Niel, avocate spécialisée en droit social, observe que « certains employeurs détournent le système pour éviter de licencier » Capital, profitant de la simplicité de la procédure et de l’absence quasi-totale de contestations devant les prud’hommes.
Cette pratique soulève des questions sur l’équilibre du mécanisme. Si la rupture conventionnelle devait initialement résulter d’un accord mutuel, la réalité du terrain montre parfois des situations où l’une des parties exerce une pression, directe ou indirecte, pour obtenir l’accord de l’autre.
La réforme gouvernementale en préparation
Face à ces constats, le gouvernement Bayrou souhaite réformer la procédure dans le cadre plus large d’une révision de l’assurance chômage. L’objectif affiché est de réaliser entre 2 et 2,5 milliards d’euros d’économies annuelles pour la période 2026-2029, et 3 à 4 milliards à l’horizon 2030 France Info.
La principale piste étudiée consiste à allonger le délai de carence, c’est-à-dire le temps entre la rupture conventionnelle et le début de l’indemnisation par l’assurance chômage. Actuellement, ce délai peut s’étendre de 7 jours à 5 mois selon le montant des indemnités de rupture perçues. Un allongement de cette période rendrait le système moins attractif et réduirait son coût pour les finances publiques.
Catherine Vautrin, ministre du Travail et de la Santé, suggère également d’instaurer « un délai correspondant à cette indemnisation avant de percevoir le chômage », questionnant la logique qui permet à un salarié de « percevoir des indemnités pour quitter l’entreprise et bénéficier aussitôt de l’assurance chômage » Sud Ouest.
Syndicats et patronat divisés
La réaction des partenaires sociaux illustre la complexité du dossier. Marylise Léon (CFDT) critique le gouvernement qui « écoute beaucoup les employeurs qui passent leur temps à se plaindre qu’il n’y a pas assez de possibilités de flexibilité ». Elle souligne le paradoxe d'employeurs qui « viennent se plaindre que les ruptures conventionnelles devraient être des démissions » tout en « acceptant de signer ces ruptures conventionnelles ».
Frédéric Souillot (FO) dénonce quant à lui un « carnage total pour les demandeurs d'emploi », tandis que Denis Gravouil (CGT) accuse le gouvernement de prétendre « que les salariés abusent » alors que « les ruptures conventionnelles sont souvent des licenciements déguisés ».
Du côté patronal, les positions sont plus nuancées. Patrick Martin (Medef) appelle à « corriger la procédure sans fondamentalement la remettre en cause » face aux « comportements déviants » Les Échos. Jean-Eudes Tesson, président de l’Unédic, reconnaît que les ruptures conventionnelles ont « apporté beaucoup » en « apaisant » certaines situations, mais partage l’idée qu’elles se sont substituées « dans bien des cas, aux démissions, ce qui entraîne des coûts supplémentaires ».
L’évolution récente du cadre législatif
Le mécanisme a déjà connu plusieurs modifications. Depuis le 1er septembre 2023, les entreprises doivent s’acquitter d’une contribution patronale unique de 30% sur le montant de l’indemnité de rupture conventionnelle non soumise aux cotisations sociales Urssaf. Cette mesure visait à harmoniser le traitement fiscal des indemnités de rupture et à générer des recettes supplémentaires.
En 2025, une nouvelle limite d’exonération a été instaurée : l’indemnité de rupture conventionnelle est désormais totalement exonérée de cotisations sociales dans la limite de 94 200 euros, soit deux fois le plafond annuel de la Sécurité sociale.
Les enjeux pour l’avenir
La réforme envisagée soulève des questions fondamentales sur l’équilibre du marché du travail français. Si la rupture conventionnelle a effectivement contribué à fluidifier les relations sociales en offrant une alternative au licenciement et à la démission, son succès même interroge sur ses effets pervers.
L’enjeu consiste à préserver les bénéfices de la procédure tout en limitant les dérives. Cela nécessite de trouver un équilibre entre la flexibilité souhaitée par les entreprises, la sécurité recherchée par les salariés et la soutenabilité financière du système d’assurance chômage.
La négociation à venir entre les partenaires sociaux sera cruciale pour déterminer l’avenir d’un mécanisme qui, en moins de deux décennies, est devenu un élément central du paysage social français. L’issue de ces discussions conditionnera non seulement le sort de centaines de milliers de salariés chaque année, mais aussi l’équilibre financier de l’assurance chômage et la nature des relations sociales dans l’entreprise.

Yann, 35 ans, passionné par les enjeux de société et de politique, porte un regard libre et attentif sur le monde qui l’entoure. Installé à Strasbourg, ville qu’il affectionne tout particulièrement, il décrypte l’actualité avec curiosité, rigueur et une volonté constante de comprendre et faire comprendre les dynamiques à l’œuvre dans notre époque