Depuis des années, le débat sur le temps de travail français alimente les polémiques politiques. « Les Français travaillent 100 heures de moins par an que les Allemands », martèle régulièrement le gouvernement pour justifier ses réformes. Mais cette affirmation résiste-t-elle à une analyse approfondie qui prend en compte tous les facteurs : temps partiel, jours fériés, âge de départ à la retraite et durée de vie active ? La réalité s’avère bien plus complexe que ne le laissent penser ces raccourcis statistiques.
Le piège des moyennes : qui travaille vraiment moins ?
La donnée régulièrement citée par les responsables politiques français s’appuie sur les statistiques de l’OCDE mesurant les « heures travaillées par habitant ». En 2024, cette mesure indique effectivement 724 heures par habitant en Allemagne contre 666 heures en France, soit un écart de 58 heures (et non 100 comme souvent annoncé). Mais cette comparaison présente un défaut majeur : elle inclut dans le calcul toute la population, y compris les enfants, les retraités et les inactifs.
Cette méthode de calcul biaise fondamentalement la comparaison. L’écart reflète davantage la structure démographique des deux pays et leurs politiques de retraite que la productivité réelle des travailleurs. L’Allemagne affiche un taux d'emploi de 77 % contre 68 % en France, ce qui mécaniquement augmente le nombre d’heures travaillées « par habitant ».
Lorsqu’on se concentre sur les seules personnes en emploi, le tableau s’inverse complètement. Selon les données de l’OCDE pour 2023, les travailleurs allemands ont effectué en moyenne 1 335 heures contre 1 489 heures pour les travailleurs français. Les Français travaillent donc 154 heures de plus par an que leurs homologues allemands, soit près de quatre semaines supplémentaires.
Temps complet vs temps partiel : l’équation complexe
Cette inversion s’explique principalement par la structure de l'emploi dans les deux pays. L’Allemagne recourt massivement au temps partiel : 28,8 % des employés travaillent à temps partiel contre seulement 16,6 % en France. Cette différence est particulièrement marquée chez les femmes, dont 67 % des mères allemandes travaillent à temps partiel.
Pour les salariés à temps complet, l’avantage allemand réapparaît. Selon l’étude Rexecode de décembre 2024, basée sur les enquêtes européennes harmonisées, les salariés allemands à temps plein travaillent 1 790 heures par an contre 1 673 heures pour les Français, soit 117 heures de plus (environ trois semaines).
Cet écart s’explique principalement par les différences de congés et d’absences. L’analyse détaillée montre que les absences totales représentent 9,1 semaines par an en France contre environ 6,8 semaines en Allemagne. Cette différence tient en grande partie aux RTT françaises, spécificité hexagonale qui n’existe pas outre-Rhin.
Paradoxalement, les salariés français à temps partiel travaillent plus que leurs homologues allemands : 971 heures par an en moyenne contre 923 heures, soit 58 % d’un temps complet français contre 52 % outre-Rhin. Cette différence s’explique par le fait que le temps partiel est plus souvent « subi » en France (30,7 % des cas) qu’en Allemagne (17 %), où il correspond davantage à un choix délibéré.
Jours fériés et congés : avantage à la France
La France compte 11 jours fériés nationaux contre 9 en Allemagne (sur base nationale, les Länder pouvant en ajouter selon les régions). Mais c’est surtout au niveau des congés payés que l’écart se creuse. Les salariés français bénéficient de 25 jours de congés payés minimum, auxquels s’ajoutent souvent des RTT, portant la moyenne à 33 jours de repos annuels selon les études.
En Allemagne, le minimum légal s’établit à 20 jours de congés payés pour un temps complet (24 jours ouvrables), mais la pratique des entreprises porte souvent ce chiffre à 30 jours. L’absence de RTT allemandes est néanmoins compensée par une plus grande flexibilité dans l’organisation du temps de travail et des horaires souvent plus concentrés.
Cette différence dans l’organisation des congés explique en partie pourquoi les salariés français à temps complet accumulent davantage d’absences sur l’année. Les RTT, spécificité française née des 35 heures, représentent à elles seules plusieurs jours d’absence supplémentaires par rapport au système allemand.
L’âge de la retraite : un facteur déterminant
C’est peut-être là que réside l’écart le plus significatif. L’âge légal de départ à la retraite s’établit à 67 ans en Allemagne contre 62 ans et 6 mois en France (pour les personnes nées en 1962), avec une évolution progressive vers 64 ans d’ici 2030. Cette différence de près de trois ans d’âge de départ explique en grande partie l’écart de taux d'emploi entre les deux pays.
La durée de vie active s’en trouve mécaniquement rallongée outre-Rhin. Un travailleur allemand qui commence à 20 ans et part à 67 ans totalise 47 années d’activité, contre 42 à 44 ans pour un Français selon les réformes en cours. Cette différence de 3 à 5 années supplémentaires d’activité impacte directement les statistiques d’heures travaillées « par habitant ».
L’Allemagne a également mis en place des incitations pour prolonger l’activité au-delà de l’âge légal, alors que la France maintient encore des dispositifs de cessation anticipée d’activité. Plus de 6,1 millions d’Européens de plus de 65 ans travaillaient encore en 2023, l’Allemagne figurant parmi les pays où cette pratique est la plus répandue.
La productivité : un facteur souvent oublié
Au-delà du temps de travail, la productivité horaire constitue un élément clé de comparaison. La France affiche traditionnellement une productivité par heure travaillée supérieure à l’Allemagne. Selon les données OCDE, le PIB par heure travaillée en France dépasse de 5 à 10 % celui de l’Allemagne selon les années.
Cette différence de productivité compense en partie l’écart de temps de travail. Un salarié français produit davantage de richesse par heure travaillée, ce qui relativise l’impact économique des heures supplémentaires allemandes. C’est pourquoi le PIB par habitant reste comparable entre les deux pays malgré l’écart d’heures travaillées.
Cette productivité élevée résulte notamment des investissements français en formation, en recherche et développement, ainsi que d’une organisation du travail plus efficiente dans certains secteurs. Elle explique pourquoi la France maintient sa compétitivité économique malgré un temps de travail effectivement plus réduit.
Secteurs d’activité : des réalités contrastées
L’analyse sectorielle révèle des écarts variables selon les domaines d’activité. Dans l’industrie, les salariés allemands à temps complet travaillent 1 760 heures par an contre 1 691 heures en France, soit 69 heures d’écart. Dans la construction, l’écart atteint 132 heures (1 837 contre 1 705 heures).
C’est dans les services non marchands que l’écart est le plus important : 159 heures de plus en Allemagne (1 756 contre 1 597 heures). Cette différence s’explique par les spécificités du service public français, avec des statuts particuliers et des temps de travail souvent inférieurs à 35 heures dans certaines catégories.
Dans les services marchands, l’écart de 105 heures (1 828 contre 1 722 heures) reflète des organisations du travail différentes : plus de flexibilité et d’heures supplémentaires en Allemagne, davantage de régulation et de RTT en France.
Taux d'emploi : le vrai enjeu
Le débat sur les heures travaillées masque peut-être l’enjeu principal : le taux d'emploi. Avec 68,4 % en France contre 77 % en Allemagne, l’écart porte sur 2,3 millions d'emplois potentiels selon les estimations. Cette différence concerne particulièrement les jeunes de 15-24 ans, les seniors et les femmes avec enfants.
L’Allemagne emploie notamment davantage de salariés à temps partiel volontaire : 20 % de la population active contre 8 % en France. Ces emplois à temps réduit permettent une meilleure conciliation vie professionnelle-vie familiale et maintiennent des personnes dans l'emploi qui seraient sinon inactives.
Le système allemand de « mini-jobs » (emplois à moins de 520 euros par mois) contribue également à ce taux d'emploi élevé, même si ces emplois sont parfois critiqués pour leur précarité. La France privilégie des emplois à temps complet mieux rémunérés, mais en nombre plus restreint.
Les réformes en cours et leurs impacts
La réforme française des retraites, qui repousse progressivement l’âge de départ à 64 ans, devrait réduire une partie de l’écart avec l’Allemagne. Cette mesure pourrait ajouter environ 2 années d’activité moyenne, augmentant mécaniquement les heures travaillées par habitant.
L’Allemagne réfléchit parallèlement à l’immigration de travailleurs qualifiés pour compenser le vieillissement de sa population active. Les réformes du marché du travail allemandes des années 2000 (réformes Hartz) continuent de porter leurs fruits en termes de taux d'emploi.
Les deux pays expérimentent également de nouvelles formes d’organisation du travail : télétravail, semaine de quatre jours dans certains secteurs, flexibilité accrue des horaires. Ces évolutions pourraient modifier les comparaisons traditionnelles de temps de travail.
Vers une comparaison plus nuancée
La comparaison franco-allemande du temps de travail ne peut se résumer à un chiffre unique. Elle nécessite de prendre en compte simultanément le temps partiel (plus développé en Allemagne), les congés et RTT (plus généreux en France), l’âge de départ à la retraite (plus tardif en Allemagne) et la productivité horaire (plus élevée en France).
Selon la méthode de calcul choisie, les conclusions s’inversent : les Français travaillent plus d’heures individuellement mais moins collectivement du fait d’un taux d'emploi inférieur. Cette complexité invite à dépasser les raccourcis politiques pour analyser finement les modèles sociaux de chaque pays.
L’enjeu n’est peut-être pas tant de savoir qui travaille le plus, mais comment optimiser l’organisation du travail pour concilier productivité économique, bien-être des salariés et cohésion sociale. Sur ce point, France et Allemagne explorent des voies différentes mais complémentaires, chacune avec ses avantages et ses défis spécifiques.
En définitive, plutôt que d’opposer les modèles, il serait plus pertinent de s’inspirer mutuellement : la France pourrait apprendre de l’Allemagne sur l'emploi des seniors et le temps partiel volontaire, tandis que l’Allemagne pourrait s’inspirer de la productivité française et de ses dispositifs d’équilibre vie professionnelle-vie personnelle.

Yann, 35 ans, passionné par les enjeux de société et de politique, porte un regard libre et attentif sur le monde qui l’entoure. Installé à Strasbourg, ville qu’il affectionne tout particulièrement, il décrypte l’actualité avec curiosité, rigueur et une volonté constante de comprendre et faire comprendre les dynamiques à l’œuvre dans notre époque