Uniformes de l’Armée Française “Made in Madagascar” : la délocalisation qui choque

L’attribution du marché des uniformes de l’armée française à une entreprise qui délocalise une partie de sa production à Madagascar a ravivé les tensions autour de la question de la désindustrialisation. Cette affaire, qui oppose Paul Boyé Technologies à Marck & Balsan, cristallise les enjeux économiques et politiques liés aux marchés publics et à la préservation de l'emploi industriel français.

Une bataille commerciale aux conséquences sociales lourdes

En février 2023, le ministère des Armées lançait un appel d’offres pour la « fabrication et délivrance de tenues personnalisées au profit du personnel militaire du ministère des Armées, stationné en France métropolitaine, Corse comprise ». Un an plus tard, après validation par le tribunal administratif de Versailles, c’est Paul Boyé Technologies, société basée à Labarthe-sur-Lèze en Haute-Garonne, qui remportait ce contrat de 26,2 millions d’euros sur quatre ans.

Cette victoire commerciale s’est transformée en débat national lorsque Laurent Marck, directeur général de Marck & Balsan, l’entreprise perdante, a dénoncé publiquement les conditions d’attribution du marché. Sa critique principale porte sur le fait que « la totalité de la production des uniformes sera faite très loin de notre pays, à Madagascar », selon ses déclarations aux Échos.

La fermeture annoncée de l’usine Marck & Balsan à Calais, qui emploie 65 salariés, illustre concrètement les enjeux de cette compétition. Cette usine, qui assurait jusqu’alors la confection d’uniformes militaires français entièrement sur le territoire national, devrait cesser ses activités dans les trois mois suivant l’annonce, selon France 3 Régions.

Paul Boyé Technologies : entre engagement français et réalité économique

Face aux critiques, Paul Boyé Technologies défend sa stratégie en soulignant l’hypocrisie de son concurrent. Jacques Boyé, président de l’entreprise, rappelle que Marck & Balsan dispose également d’une usine délocalisée en Tunisie. Cette « polémique infondée », selon les termes de l’entreprise toulousaine, masque selon elle une réalité plus complexe du marché des uniformes.

Le ministère des Armées a précisé dans son communiqué que « l’entreprise Paul Boyé Technologies s’est engagée à ce que 90% de la valeur ajoutée et une partie de la production soient réalisées en France, dans leur usine de Labarthe-sur-Lèze en Haute-Garonne, qui emploie 200 salariés ». Cette implantation française contraste avec la main-d’œuvre d’environ 1 000 personnes que l’entreprise emploie à Madagascar, selon les déclarations de Paul Boyé rapportées par France 3 Régions.

L’argument principal de l’entreprise reste pragmatique : « On est dans un espace mondial, il faut suivre (…) Si on voulait relocaliser, on aurait du mal à trouver les gens pour le faire », explique Paul Boyé. Cette position reflète les difficultés structurelles de l’industrie textile française, confrontée à la fois à une pénurie de main-d’œuvre qualifiée et à la pression concurrentielle internationale.

Un enjeu qui dépasse le secteur militaire

Cette polémique s’inscrit dans un contexte plus large de questionnements sur les marchés publics français. Marck & Balsan avait déjà subi plusieurs revers, perdant notamment des contrats avec la SNCF et la RATP « au profit d’entreprises qui délocalisent », selon Laurent Marck.

Paradoxalement, Paul Boyé Technologies connaît une situation inverse avec la perte, l’année dernière, du marché de l’habillement du ministère de l’Intérieur. Ce contrat de 420 millions d’euros sur six ans pour équiper les 240 000 policiers et gendarmes français a été remporté par un groupement d’entreprises conduit par… Marck & Balsan. Cette perte représentait la moitié du chiffre d’affaires de Paul Boyé Technologies, soit 60 millions d’euros annuels, contraignant l’entreprise à une diversification forcée.

L’entreprise toulousaine a réagi en remportant des marchés d’uniformes pour l’armée, de tenues antiparticules pour les pompiers et de masques pour les hôpitaux, selon Les Échos. Cette stratégie de diversification témoigne de la volatilité des marchés publics et de leur impact sur la stratégie industrielle des entreprises françaises.

Les réactions politiques se multiplient

La fermeture annoncée de l’usine de Calais a suscité des réactions au niveau politique. Marc de Fleurian, député du Pas-de-Calais, est intervenu lors des questions au gouvernement le 5 février 2025 pour alerter sur cette situation, selon Nord Littoral.

Cette intervention parlementaire illustre comment cette affaire industrielle devient un enjeu politique plus large, questionnant la cohérence entre les discours sur la réindustrialisation française et les pratiques d’attribution des marchés publics.

La situation met en lumière les contradictions d’un système où les critères économiques peuvent primer sur les considérations d’aménagement du territoire et de préservation de l'emploi industriel.
Les défis structurels de l’industrie textile française

Au-delà de cette polémique ponctuelle, l’affaire révèle les difficultés structurelles de l’industrie textile française. Le différentiel de prix entre les deux offres est significatif : « un peu plus de 26 millions hors taxe pour le groupe Boyé et près de 70 millions pour son concurrent », selon la décision du tribunal administratif de Versailles rendue le 20 février 2024, rapportée par France 3 Régions.

Cette différence tarifaire considérable illustre l’impact de la délocalisation sur la compétitivité des entreprises. Elle soulève également des questions sur les critères d’attribution des marchés publics et la possibilité d’intégrer des considérations sociales et environnementales dans l’évaluation des offres.

Les perspectives d’avenir et les enjeux de souveraineté

Le ministère des Armées tente de rassurer en précisant que Marck & Balsan « reste l’un de ses fournisseurs, pour la confection d’autres effets d’habillement« . Cette diversification des fournisseurs peut être perçue comme une stratégie de sécurisation des approvisionnements, mais elle ne résout pas la question de fond de la désindustrialisation.

Un projet de recyclage des tenues militaires est évoqué par le ministère comme une piste d’avenir. « Cette filière permettrait de maîtriser une part importante de l’approvisionnement de la matière première dans des contextes sensibles de type situation de crise », selon le communiqué officiel cité par France 3 Régions.

Cette approche témoigne d’une prise de conscience des enjeux de souveraineté industrielle, particulièrement sensibles dans le domaine de la défense. Elle pourrait préfigurer une évolution des critères d’attribution des marchés publics vers une meilleure prise en compte des enjeux stratégiques et environnementaux.

Une question qui transcende les clivages politiques

L’affaire des uniformes militaires révèle surtout l’impasse dans laquelle se trouve l’industrie textile française. Comme l’explique Paul Boyé avec pragmatisme : « Si on voulait relocaliser, on aurait du mal à trouver les gens pour le faire« . Cette déclaration résume à elle seule la réalité industrielle française : la pénurie de main-d’œuvre qualifiée et les coûts de production prohibitifs rendent la relocalisation complexe, voire impossible dans certains secteurs.

Le différentiel de prix entre les deux offres (26 millions contre près de 70 millions) illustre parfaitement cette équation économique insoluble. Face à de tels écarts, l’État se trouve dans une situation paradoxale : comment concilier ses objectifs de réindustrialisation avec la nécessité de préserver les finances publiques ?

Cette polémique met en lumière les limites des discours politiques sur la relocalisation. Au-delà des déclarations d’intention, les entreprises françaises font face à des contraintes structurelles qui les poussent mécaniquement vers la délocalisation : manque de personnel formé, coûts salariaux élevés, et concurrence internationale féroce.

L’avenir du secteur textile français semble donc se dessiner non pas dans un retour idéalisé au « tout made in France », mais plutôt dans une adaptation pragmatique aux réalités du marché mondial. Les entreprises comme Paul Boyé Technologies tentent de préserver une partie de la valeur ajoutée en France tout en s’appuyant sur des sites de production à bas coûts pour rester compétitives.

Cette évolution, bien que difficile à accepter sur le plan politique et social, reflète une transformation irréversible de l’industrie française, contrainte de s’adapter aux règles d’un marché globalisé où la compétitivité prime souvent sur les considérations territoriales.